Recyclage Jamaïcain :Des reprises de soul américaine au dub en passant par les DJ, et comment cette pratique s'est infiltrée dans la critique de disques.

Publié le par Thomas Sahabi

Recyclage Jamaïcain
 
Des reprises de soul américaine au dub en passant par les DJ, et comment cette pratique s'est infiltrée dans la critique de disques. 
------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- 
Les mots surlignés sont expliqués dans un lexique à la fin de l’article

Definitions très brèves pour ceux ne connaissant pas la musique jamaïcaine :
Ska : musique jamaïcaine des années 60, proche du jazz du rock’n’roll, du boogie, Rien à voir avec le « ska »actuel que l’on entend partout en Europe.
Rocksteady : musique jamaïcaine de la fin des années 60, proche de la soul américaine.
Reggae Roots : musique jamaïcaine des années 70 par ailleurs associée à la religion rastafari
Reggae dancehall et raggamuffin : musique jamaïcaine électronique des années 80 jusqu’à aujourd’hui
 -------------------------------------------------------------------------------------------------

Dans la musique jamaïcaine, il existe une véritable tradition de « recyclage » encore appelée versionning sous certaines formes. La Jamaïque est un pays pauvre, et jusque dans les années 1980, il était difficile soit à cause d’obstacles financiers (manque d’argent), ou faute de trouver l’endroit approprié pour se fournir, d’obtenir des bandes magnétiques neuves pour enregistrer. On réutilisa alors des enregistrements anciens pour en faire des nouveaux, ou encore on effaça certaines bandes pour réenregistrer par-dessus. Ceci a eu une influence considérable sur la musique jamaïcaine et son évolution..

Les chanteurs et groupes de chanteurs ( appelés aussi groupes d’harmonies vocales) possédaient très rarement leur propre backing band (groupe de musiciens) alors les producteurs n’hésitaient pas à enregistrer plusieurs chansons et plusieurs groupes avec le même instrumental, et donc le même groupe de musiciens (car en général dans les années 70, les groupes sont des groupes de studio, chaque producteur (et pas chaque chanteur) possède donc son propre groupe de musiciens de studio, ainsi tous les chanteurs des années 70, se sont partagés tout au plus une dizaine de sections rythmiques, beaucoup de noms reviennent souvent).

On peut distinguer plusieurs formes de recyclage :

Le recyclage « pur et simple » : on garde la même partie instrumentale, on change juste les parties vocales (c'est-à-dire que l’on remplace juste le(s) chanteur(s) par un (des) autres). Les chanteurs peuvent faire ce type de recyclage via le producteur, et rechantent des paroles différentes (ou plus rarement les mêmes), sur les instrumentaux de ses anciennes chansons (Exemple : War In a Babylon, et Fire fe the vatican de Max Romeo) ou des chansons d’autres personnes (pratique très courante dans le dancehall et le raggamuffin). Ce recyclage ne se fait souvent qu’au sein d’un groupe qui décide de faire plusieurs chansons avec le même instrumental, car il est normal pour un auteur de chansons, de ne pas aimer qu’on lui vole sa chanson.

Les morceaux recyclés étant appelés « version » (essentiellement années 70)

àLa version instrumentale : consiste à reprendre l’instrumental d’une chanson, généralement un titre à succès et de remplacer les parties chantées, par des instruments qui jouent le thème et laissent aussi libre cours à leur inspiration en improvisant des solos jazzy.

àLa version dub : consiste à prendre un morceau (chanson le plus souvent), et à le remixer de manière minimaliste, c'est-à-dire le « décortiquer » pour mettre en avant la basse la batterie et les percussions. Pour les parties qui restent (guitare, voix, cuivres,..) elles subissent tout ce que la folie créatrice de l’ingénieur du son voudra, elles sont coupées, on y ajoute de l’écho et plein d’autres effets sonores. Elles ont pris place sur la face B des 45 tours : les producteurs qui ne savaient pas faire de dubs (ou plutôt qui n’osaient pas le faire eux même)  envoyaient leurs morceaux à une personne, King Tubby, qui leur renvoyait un remix pour une face B explosif (et pas question de dénaturer le morceau car ce type de remix n’a rien à voir avec une version techno). Cet homme n’était pas producteur : il enregistrait des DJ et des chanteurs pour ces versions, mais il se chargeait uniquement de remixer les morceaux des autres. Ces versions ont été la phase expérimentale du reggae : tout d’abord par un minimalisme évident, mais aussi parce que les versions dub peuvent devenir totalement déstructurées (il est fréquent d’avoir des versions dub où l’on entend rembobiner la bande pour revenir au début en plein morceau, et on utilise des effets d’écho qui peuvent troubler le rythme), on dénature totalement le son de certains instruments en accentuant les aigus ou les graves, il existe un certain va et vient de certains instruments (du genre wah-wah ou alors le fait de couper un instrument toutes les deux secondes) ,on va même des fois à l’extrême du supportable pour les oreilles (par exemple le Woman’s Dub de l’album Revolution Dub de Lee « Scratch » Perry : à ne pas écouter au casque, l’aigu étant accentué énormément et apparaissant subitement et sans préavis au moment propice pour casser les oreilles des non-initiés). Bien que l’on axe ces versions autour des parties de basse et de percussions, il est tout de même concevable, de mettre en avant certains instruments comme les cuivres, finalement il s’agit de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas eu dans la version originale. Ces versions dub ont été également le terrain pour toutes les extravagances de Lee « Scratch » Perry, qui utilisait toutes sortes de bruitages (sirènes, boite à meuh, klaxons …), et aussi le sampling avec des dialogues de films de Kung Fu et de Westerns italiens. Son album Revolution Dub (1974) est donc un des premiers album utilisant la technique du sampling- même si cette dernière apparut apparemment vers les années 50) Les versions dub ont aussi permis d’enregistrer des DJ, et aussi de donner une « seconde chance » à une chanson qui n’a pas le succès escompté.
 
 
àLa version DJ : Etant donné la faible proportion de musiciens par rapport à celle des chanteurs, le moyen principal de diffusion de la musique se fait non pas par les concerts, mais par les sound systems, et les DJ jamaïcains, dès les années 50 ont pris l’habitude de faire des « commentaires » sur les disques qu’ils passaient, histoire de chauffer l’auditoire, semant ainsi une graine qui a fait pousser le hip hop. Cette pratique devenue automatique dans les sound systems, commença à prendre d’assaut les studios, car ces DJ (ou DeeJay) commencent à la fin des années 60 et surtout à partir des années 70, avec l’évolution du dub, à être enregistrés ; ainsi apparaissent les premiers disques de DJ. En effet, alors qu’à l’origine, les DJ toastaient  sur les morceaux originaux, l’apparition du dub a permis aux DJ d’augmenter leur originalité, et donc d’enregistrer des morceaux qu’ils pouvaient s’approprier (ce qu’ils n’auraient pas pu faire avec les morceaux originaux). De plus le minimalisme du dub, permettait de ne plus surcharger les morceaux, lorsque le DJ faisait son dicours. Le principe du sound system et des DJ jamaïcains qui ne rappaient pas vraiment car ils n’écrivaient pas leurs textes et ne faisaient pas de rimes, a donné naissance au hip-hop aux USA. Un DJ jamaïcain émigré aux Etats-Unis, Kool Herc a été précurseur du principe fondamental du hip-hop : un DJ passant et mixant des disques et un MC qui chauffe le public de la même manière que les DJ jamaïcains : pas de texte écrit, pas de rime, ni de message, juste des phrases du genre « attention ce disque là il va cartonner » , « je suis MC Truc et j’espère qu’avec les disques de DJ Machin vous allez vous amuser » et des fois même « Le propriétaire de la voiture verte est prié d’aller la garer ailleurs ». Je vous invite à lire cet article pour plus de précision sur le hip hop et sur le rap. Le rap moderne lui est basé sur des rimes et veux transmettre un message, et a d’autres influences (ceci est mieux expliqué dans l’article mentionné ci-dessus). C’est pourquoi, les DJ jamaïcains ont été plus influents dans le raggamuffin et le reggae dancehall, car le principe reste le même, des DJ qui toastent de manière plus ou moins improvisée sur des riddims (rythmes).
 
Le recyclage partiel : On ne garde que quelques parties d’un morceau déjà enregistré ; voire qu’une seule, et on rajoute à la place des partes supprimées des parties instrumentales différentes pour obtenir à la fin un morceau qui peut être vraiment différent au final (exemple Bathroom Skank et Kentucky Skank des Upsetters)

La réutilisation des bandes (années 70) : Consiste simplement à effacer une bande pour réenregistrer par-dessus, par manque de moyen pour se procurer des bandes neuves. À cause de (ou grâce à) cette pratique, non seulement, beaucoup de rééditions de disques de reggae en Cd se sont fait par les vinyles et pas par les bandes master originales, mais en plus beaucoup de producteurs ont obtenu à force d’utiliser cette combine, un son totalement délavé et plat, très profond, auquel on peut reprocher d’enlever la puissance de la musique ; un genre de maturation fromagère que seuls les jamaïcains ont pu obtenir (je ne suis pas pour autant amateur de fromage). Ceci peut en partie expliquer le cliché qui fait du reggae une musique de gros mous.

La reprise de musique populaire américaine (soul, jazz, boogie, variété) : Beaucoup de classiques américains ont été repris « à la jamaïcaine ». Cette pratique venant essentiellement du ska (avec des reprises de James Bond, de standards de jazz, de chansons de boogie), donc des années 60, et a continué par la suite avec des reprises de chansons soul, la soul ayant par ailleurs énormément influencé les harmonies vocales jamaïcaines. Ces tubes américains se sont vus modifiés pour avoir des rythmes spécifiquement jamaïcains, avec des percussions africaines, et ont eu le droit eux aussi d’avoir leur versions, dubs, versions DJ et autres types de recyclages. Et certains chanteurs se sont attribués ces reprises en changeant leur nom par exemple (comme le Dreamland de Bunny Wailer, qui est une reprise d’un tube américain de l’époque My Dream Island). Les plus célèbres reprises par des jamaïcains sont Queen Majesty (reprise du Ministrel and queen des Supremes), One Love de Bob Marley qui utilise la mélodie de People get ready de Curtis Mayfield, les morceaux des Skatalites, groupe qui a repris la musique de James Bond en version ska, et plein d’autres musiques de film.
 
La reprise d’un riddim existant : consiste à reprendre un riddim (une partie rythmique) qui a connu un succès notoire, pour composer une nouvelle chanson. Mais il ne s’agit pas là de reprendre les mêmes bandes, mais de rejouer le riddim, l’arranger éventuellement pour le mettre au goût du jour. Ainsi certains rythmes de raggamuffin sont des rythmes des succès jamaïcains des années 60 rejoués avec des instruments électroniques, et certains des premiers morceaux de ragga étaient même faits avec les rythmes préprogrammés « reggae » du synthétiseur. Mais cette reprise de riddims ne se fait pas que dans le raggamuffin mais aussi dans le reggae roots (plus intéressant au niveau musical), ainsi certains riddims sont très célèbres, et repris des nombres incalculables de fois comme le Real Rock, ayant parcouru les pistes de danse des années 60 à aujourd’hui et continuant encore aujourd’hui à mettre le public en délire.
 
Le recyclage des critiques reggae : Cette tradition du recyclage, s’est vraiment répandue dans tout le monde de la musique jamaïcaine car tous les critiques, biographes et spécialistes du reggae s’y sont mis. On retrouve souvent les mêmes mots… Par exemple, on peut voir un peu partout, notamment dans un Inrockuptible special reggae et dans les livres de Bruno Blum, cette phrase : «  No Woman No Cry mis a part, cet album s’apparente à une collection de chants guerriers sous fond de blues urbain et chaloupé. »  concernant l’album Natty Dread (je vous invite alors à lire la critique de cet album sur notre site, une critique personnelle qui ne reprend pas les mots des autres). Sinon vous pouvez vous amuser à aller voir les milliers de sites et blogs de fans qui exposent des biographies et discographies de Bob Marley tout aussi peu originales les unes des autres, presque au mot près.

Lexique :

Groupe d’harmonie vocale : groupe constitué de 3 chanteurs au minimum, chantant en chœur et en polyphonie et accompagnant la voix principale. Par extension désigne les groupes de chanteurs vedettes qui faisaient à la fois les voix principales (et dont chaque membre « tournait » pour assurer ce rôle) et l’accompagnement de ces dernières.
 
Backing Band : groupe de musiciens accompagnant chanteurs, instrumentistes solistes, et groupes d’harmonies vocales, généralement en studio, mais aujourd’hui il existe aussi des groupes qui accompagnent les vieux chanteurs encore vivants en tournée et que l’on appelle aussi backing band.
 
Sampling : littéralement « échantillonnage », c’est à dire le fait d’utiliser des extraits de bande son d’origines diverses, comme des dialogues de films, des discours politiques, des bouts de chansons, etc.… dont la durée reste relativement courte.
 
DJ  (ou DeeJay orthographe jamaïcaine) : personne chargée de passer des disques pour un public (en Jamaïque dans un sound system)  et d’assurer l’ambiance de la soirée. En Jamaïque, le DJ s’amuse aussi à chauffer le public, en lançant des mots dans le micro, et en faisant des speechs sur les disques qu’il passe.
 
Sound System : discomobile, camion sur lequel sont embarqués des enceintes, des baffles et tout l’équipement nécessaire pour passer des disques. Le camion parcourt les villes de Jamaïque et chaque producteur en possède un.
 
Toaster : prononcé à l’anglaise, ce mot désigne celui qui rappe sur le morceau dans le ragga, le MC en quelque sorte. Prononcé à la française, ce verbe ne doit pas figurer dans le dictionnaire de l’académie française , mais on le considèrera ici comme faire du rap, le plus souvent sans rimes.
 
Riddim : spécifique au reggae, ce mot désigne une partie rythmique (c’est-à-dire le rythme, la basse et les accords) constituant la chanson.
 
 

Publié dans Histoire de la musique

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article